II. L’archevêque de Cambrai. — 1o Nomination. — Un événement considérable allait changei” la vie de Fénelon, et faire d’un disciple docile, même trop docile du moins en paroles, l’égal de son maitre. La mort de M. de Bryas laissait vacant l’archevêclié de Cambrai. En vertu d’un induit d’Innocent XII (car le concordat de 1516 s’appliquait seulement aux provinces qui, à cette date, composaient le royaume de France), Louis XIV y appela l’abbé de Fénelon. Cet cvêche ck campagne, comme le nomme dédaigneusement SaintSimon, conférait à l’élu les titres de duc de Cambrai et de prince du Saint-Empire ; il lui valait un revenu de 200 000 livres. Cambrai enfin, en voie directe, n’était qu’à 35 lieues de Paris ; le nouvel archevêque pouvait donc entretenir avec ses élèves et avec la cour des relations assez fréquentes. Désireux de garder Fénelon comme précepteur des jeunes princes, Louis XIV lui avait dit : « Les canons ne vous obligent qu’à neuf mois de résidence ; vous ne donnerez à mes petits-enfants que trois mois, et vous gouvernerez de Cambrai leur éducation pendant le reste de l’année, comme si vous étiez à Versailles. » Fénelon, pourvu d’un archevêché dont les amples revenus suffisaient, et au delà, à toutes les exigences de sa charge, se démit de l’abbaye de Saint— Valéry qui lui avait été conférée en 1694. Nous le verrons même offrir pour les besoins île l’État l’abandon tle sa pension de précepteur des enfants de France Le roi loua le procédé et ne voulut pas en profiter.

2o Continucdion des con/crences d’Issij. — Nommé à l’archevêché de Cambrai, Fénelon fut associé aux conférences d’issy. Trente articles avaient été rédigés. Nous les donnons.

1o Tout chrétien en tout état, quoique non à tout moment, est obligé de conserver l’exercice de la foi, de l’espérance et de la charité, et d’en produire les actes coimiie de trois vertus distinguées (distinctes).

2o Tout chrétien est obligé d’avoir la foi explicite en Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, rémunérateur de ceux qui le cherchent, et en ses autres attributs également révélés, et à faire des actes de cette loi en tout état, quoique non ù tout moment.’.i° Tout chrétien est pareillement obligé à la foi explicite en Dieu Père, Fils et Saint-t2sprit, et à faire des actes de cette foi en tout état, quoique non à tout moment.

4o Tout chrétien est de même obligé à la foi explicite en Jésus-Christ Dieu et homme, comme médiateur, sans lequel on ne peut approcher de Dieu, et à faire des actes de cette foi en tout état, quoique non ù tout moment.

5o Tout chrétien en tout état, quoicpio non à tout moment, est obligé de vouloir, désirer et demander explicitement son salut éternel, comme chose que Dieu veut, et qu’il veut que nous voulions pour sa gloire.

6o Dieu veut que tout chrétien, en tout état, quoique non à tout moment, lui demande expressément la rémission de ses péchés, la grâce de n’en plus commettre, la persévérance dans le bien, l’augmentation des vertus, et toute autre chose requise pour le salut éternel.

7o En tout état, le chrétien a la concupiscence à combattre, quoique non toujours également ; ce qui l’oblige en tout état, quoique non à tout moment, à demander force contre les tentations.

8o Toutes ces propositions s)nt do la foi catholique, expressément contenues dans le symbole des apôtres, et dans l’oraison dominicale, qui est la prière commune et journalière de tous les enfants de Dieu ; ou même expressément définies par l’Église, comme celle de la demande de la rémission des péchés, et du don de persévérance, et celle du combat de la convoitise, dans les conciles de Carthage, d’Orange et de Trente : ainsi les propositions contraires sont formellement hérétiques.

9o Il n’est pas permis à un chrétien d’être iudilTérent pour son salut, ni pour les choses qui y eut rapport. La sainte indifférence regarde les événements de cette vie (à la réserve du péché) et la dispensation des consolations ou sécheresses spirituelles.

10” Les aetes mentionnés ci-dessus ne dérogent point à la plus grande perfection du christianisme, et ne cessent pas d’être parfaits pour être aperçus, pour u qu’on en rende grâces à Dieu, et qu’on les rapporte à sa gloire.

11o Il n’est pas permis au chrétien tVattendre que Dieu lui inspire ces actes par voie et inspiration particulière ; et il n’a besoin pour s’y exciter que de la foi qui lui fait connaître la volonté de Dieu signifiée et déclarée par ses commandements, et des exemples des saints, en supposant toujours le secours de la grâce excitante et prévenante. Les trois dernières propositions sont des suites manifestes des précédentes, et les contraires sont téméraires et erronées.

(Le 12’= et le 13’ articles ont été ajoutés plus tard.)

14o Le désir qu’on voit dans les saints, comme dans saint Paul et dans les autres, de leur salut éternel et parfaite rédemption, n’est pas seulement un désir ou appétit indélibéré, mais, comme l’appelle saint Paul, une bonne volonté que nous devons former et opérer librement en nous avec le secours de la grâce, comme parfaitement conforme a ! r. volonté de Dieu. Cette proposition est clairement révélée, tt la contraire est hérétique.

15o C’est pareillement une volonté conforme à celle de Dieu, et absolument nécessaire en tout état, quoique non à tout moment, de vouloir ne pécher pas ; et non seulement de condamner le péché, mais encore de regretter de l’avoir commis, et de vouloir qu’il soit détruit en nous par le pardon.

16o Les réflexions sur soi-même, sur ses actes et sur les dons qu’on a reçus, qu’on voit partout pratiquées par les prophètes et par les apôtres, pour rendre grâces à Dieu de ses bienfaits, et pour autres fins semblables, sont proposées pour exemples à tous les fidèles, même les plus parfaits, et la doctrine qui les en éloigne est erronée et les approche de l’hérésie.

17o Il n’y a de réflexions mauvaises et dangereuses que celles que l’on fait sur les dons qu’on a refus pour repaître son amour-propre, se chercher un appui humain, ou s’occuper trop de soi-même.

18o Les mortifications conviennent à tout état du christianisme, et y sont sauvent nécessaires ; et en éloigner les fidèles, sous prétexte de perfection, c’est condamner ouvertement saint Paul, et présupposer une doctrine erronée et hérétique.

19o L’oraison perpétuelle ne consiste pas dans un acte perpétuel et unique qu’on suppose sans interruption, et qui ne doit jamais se réitérer ; mais dans une disposition et préparation habituelle et perpétuelle à ne rien faire qui déplaise à Dieu, et à faire tout pour lui plaire. La proposition contraire, qui exclurait en quelque état que ce fût, même parfait, toute pluralité et succession d’actes, serait erronée et opposée à la tradition de tous les saints.

20” Il n’y a point de traditions apostoliques que celles qui sont reconnues par toute l’Église, et dont l’autorité est décidée par le saint concile de Trente. La proposition contraire est erronée, et les prétendues traditions apostoliques secrètes seraient un piège pour les fidèles, et un moyen d’introduire toutes sortes de mauvaises doctrines.

21o L’oraison de simple présence de Dieu, ou de remise et de quiétude, et les autres oraisons extraordinaires même passives, approuvées par saint François de Sales et les autres docteurs spirituels reçus dans toute l’iiglise, ne peuvent être tenues pour suspectes sans une insigne témérité ; et elles n’empêchent pas qu’on ne demeure toujours disposé à produire en temps convenable tous les actes ci-dessi : s marqués : les réduire en actes implicites ou éminents en faveur des plus parfaits, sous prétexte que l’amour de Dieu les renferme tous d’une certaine manière, c’est en éluder l’obUgation, et en détruire la distinction qui est révélée de Dieu.

22o Sans ces oraisons extraordinaires, on peut devenir un très grand saint, et atteindre à la perfection du christianisme.

23o Réduire l’état intérieur et la purification de l’âme à ces oraisons extraordinaires, c’est une erreur manifeste.

24o C’en est une également dangereuse, d’exclure de fétat de contemplation les attributs, les trois personnes divines et les mystères du Fils de Dieu incarné, surtout celui de la croix et celui de la résurrection ; et toutes les choses qui ne sont vues que par la foi sont l’objet du chrétien contemplatif.

25o Il ii’est pas permis à un chrétien, sous prétexte d’oraison passive ou autre extraordinaire, d’attendre dans la conduite de la vie, tant au spirituel qu’au temporel, que Dieu le détermine â chaque acte par voie et inspiration particulière ; et le contraire induit à tenter Dieu, à illusion et à nonchalance.

Modèle:26o Hors le cas et les moments d’inspiration prophétique on extraordinaire, la véritable soumission que toute âme

chrétienne, même parfaite, doit à Dieu, est de se servir des lumières naturelles et surnaturelles qu’elle en reçoit, et des règles de la prudence chrétienne, en présupposant toujours que Dieu dirige tout par sa providence, et qu’il est auteur de tout bon conseil.

Modèle:27o On ne doit point attacher le don de prophétie, et encore moins l’état apostolique, ù un certain état de perfection et d’oraison ; et les y attacher, c’est induire à illusion, témérité et erreur.

Modèle:28o Les voies extraordinaires, avec les marques qu’en ont données les spirituels approuvés, selon eux-mêmes, sont très rares, et sont sujettes â l’examen des évêques, supérieurs ecclésiastiques, et docteurs qui doivent en juger, non tant selon les expériences que selon les règles immuables de l’Écriture et de la tradition : enseigner et pratiquer le contraire est secouer le joug de l’obéissance qu’on doit à l’Église.

Modèle:29o S’il y a ou s’il y a eu en quelque endroit de la terre un très petit nombre d’âmes d’élite, que Dieu, par des préventions particulières et extraordinaires qui lui sont connues, meuve à chaque instant de telle manière à tous actes essentiels du christianisme et aux autres bonnes œuvres, qu’il ne soit pas nécessaire de leur rien prescrire pour s’y exciter, nous le laissons au jugement de Dieu ; et sans avouer de pareils états, nous disons seulement dans la pratique, qu’iF n’y a rien de si dangereux, ni de si sujet â illusion, que de conduire les âmes comme si elles y étaient arrivées, et qu’en tout cas ce n’est point dans ces préventions que consiste la perfection du christianisme

30° Dans tous les articles susdits, en ce qui concerne la concupiscence, les imperfections, et principalement le péché, pour l’honneur de Notre-Seigneur, nous n’entendons pas comprendre la très sainte Vierge sa mère.

31o Pour les âmes que Dieu tient dans les épreuves, Job. qui en est le modèle, leur apprend à profiter du rayon qui revient par intervalles, pour produire les actes les plus explicites de foi, d’espérance et d’amour. Les spirituels leur enseignent à les trouver dans la cime et plus haute partie de 1 esprit. Il ne faut donc pas leur permettre d’acquiescer à leur désespoir et damnation apparente, mais avec saint François de Sales les assurer que Dieu ne les abandonnera pas.

32o Il faut bien en tout état, principalement en ceux-ci, adorer la justice vengeresse de Dieu, mais non jamais souhaiter qu’elle s’exerce sur nous en toute rigueur, puisque même un des effets de cette rigueur est de nous priver de l’amour. L’abandon du chrétien est de rejeter en Dieu toute son inquiétude, mettre en sa bonté l’espérance de son salut, et, comme l’enseigne saint Augustin après saint Cyprien, lui donner tout, iil toliim delnr Deo.

Lorsque les controverses provoquées par le quictisme se furent aigries, Bossuet se plaignit non sans hauteur du refus opposé par Fénelon. « Qu’avons-nous à dire ? deinanda-t-il. — Qu’il dissimulait ? Ou bien, qu’étant tout ce qu’il pouvait être, il est entré dans d’autres desseins, et l’a pris d’un autre ton ?… A quoi servent les raisonnements quand les faits parlent ? Ces faits montrent une règle et une raison plus simple et plus naturelle pour juger des changements de conduite ; c’est en ui> mot d’être archevêque ou de ne l’être pas… » Relation sur le quictisme, sect. v, 21, 22. De fait, la situation était changée ; l’archevêque de Cambrai était un autre personnage que l’abbé de Fénelon. Quatre articles furent ajoutés, qui complétaient la doctrine émise dans les propositions précédentes, et Fénelon consentit à souscrire le tout. Nous donnons ces articles conformément à l’ordre qu’ils occupent dans la déclaration d’ Issy.

12o Par les actes d’obligation ci-dessus marqués, on ne doit pas entendre toujours des actes méthodiques et arrangés ; encore moins des actes réduits en formule et sous certaines paroles, ou des actes inquiets et empressas ; mais des actes sincèrement formés dans le cœur, avec toute la sainte douceur et simplicité qu’inspire l’esprit de Dieu.

13 “ Dans la vie et dans l’oraison la plus parfaite, tous ces actes sont unis dans la seule charité, en tant qu’elle anime toutes les vertus, et en commande l’exercice, selon ce que dit saint Paul : La cliarile souffre ton’, elle croit lotit, elle espère tout, elle soutient tout. Or on en peut dire autant des autres actes du chrétien, dont elle règle et prescrit les exer ! 149

33o On peut aussi inspirer aux âmes pieuses et vraiment humbles une soumission et consentement à la volonté de Dieu, quand même, par une très fausse supposition, au lieu des biens éternels qu’il a promis aux âmes justes, il les tiendrait, par son bon plaisir, dans des tourments éternels, sans néanmoins qu’elles soient privées de sa grâce et de son amour, qui est un acte d’abandon parfait, et d’un amour pur, pratiqué par des saints, et qui le peut être utilement, avec une grâce très particulière de Dieu par les âmes vraiment parfaites, sans déroger à l’obligation des autres actes ci-dessus marqués, qui sont essentiels au christianisme.

34” Au surplus, il est certain que les commençants et les parfaits doivent être conduits, chacun selon sa voie, par des règles différentes, et que les derniers entendent plus haut et plus â fond les vérités chrétiennes.